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L’introduction d’office dans le procès (reconventionnel) d’un allégué, au titre de fait notoirement connu du tribunal

TF 4D_25/2022 du 22.3.2024 c. 4.3

Art. 224, art. 222 al. 2, art. 151 - DEMANDE RECONVENTIONNELLE - DEVOIR DE CONTESTATION DU DEMANDEUR PRINCIPAL – FAITS NOTOIREMENT CONNUS DU TRIBUNAL

Le juge peut prendre en considération des faits qui lui sont notoirement connus, même sans allégués des parties (art. 151 CPC ; TF 4A_180/2017 du 31.10.2017 c. 4.3). Or, ce qui est allégué dans la demande principale est notoirement connu du juge de la demande reconventionnelle. Il n’est donc pas insoutenable de prendre aussi en considération, dans l’examen de la demande reconventionnelle, les faits qui résultent de la demande principale.

2024-N5 L’introduction d’office dans le procès (reconventionnel) d’un allégué, au titre de fait notoirement connu du tribunal 
Note F. Bastons Bulletti


1 Dans un procès en restitution de parts sociales et reddition de comptes, la mandataire défenderesse introduit une demande reconventionnelle en paiement de ses prestations. La demande principale est admise ; la demande reconventionnelle est rejetée, faute de preuve des prestations fournies. Dans son appel, la demanderesse reconventionnelle soutient que le défendeur reconventionnel n’a pas suffisamment contesté ses allégués, de sorte qu’elle ne supportait pas le fardeau de la preuve. La juridiction d’appel relève que le défendeur reconventionnel s’est plaint, dans sa demande principale, de manquements de la mandataire à ses devoirs – notamment au devoir de rendre compte – et rejette l’appel. La mandataire introduit – eu égard à la valeur litigieuse – un recours constitutionnel subsidiaire au TF, qui, statuant sous l’angle de l’arbitraire, confirme la décision attaquée. 

2 La preuve ne porte que sur des faits contestés (art. 150 al. 1 CPC). Il est donc décisif, en l’espèce, de déterminer si les allégués de la demande reconventionnelle ont été (suffisamment) contestés (sur l’étendue du fardeau de la contestation, cf. notes sous art. 222 al. 2, B.). Si tel n’est pas le cas, dans un procès régi par la maxime des débats, ces allégués doivent en principe être considérés comme établis, sous réserve de l’application de l’art. 153 al. 2 CPC. Il ressort implicitement de l’arrêt qu’en soi, la réponse à la demande reconventionnelle ne contenait sans doute pas une contestation suffisante, dès lors que les juges cantonaux ont ensuite déduit cette contestation des allégués déjà formulés dans la demande principale. Il se posait alors la question de savoir si des allégués de la demande principale peuvent être pris en considération dans la procédure relative à la demande reconventionnelle, dans laquelle ils n’ont pas été présentés.

3 La demande principale et la demande reconventionnelle sont jugées dans le même procès, mais n’en constituent pas moins deux demandes indépendantes (cf. notes sous art. 224, A.). Ainsi, la demande reconventionnelle peut être jugée dans une procédure distincte, si la célérité ou l’économie de procédure le commande (art. 125 lit. d CPC). De même, si la demande principale est retirée ou déclarée irrecevable, la demande reconventionnelle subsiste (TC/FR du 24.1.2/24 [101 2023 145] c. 2.2, note sous art. 224, C.b.). Il en résulte que les allégués formulés dans l’une des procédures ne peuvent pas être considérés comme formellement présentés dans l’autre.

4 Cependant, comme le relève le TF, les allégués présentés dans l’action principale sont notoirement connus du juge qui traite la demande reconventionnelle. Or, les faits notoires, ou notoirement connus du tribunal, peuvent être pris en considération même s’ils n’ont pas été allégués dans le procès en cours (cf. notes sous art. 151, 2., not., pour les faits notoirement connus du tribunal, TF 5A_61/2023 du 7.2.2024 c. 4). Ainsi p.ex., le juge peut introduire au procès, de son chef, le résultat de l’administration des preuves dans une précédente procédure entre les mêmes parties, telles des pièces produites dans cette procédure (TF 4A_180/2017 du 31.10.2017 c. 4.3 ; TF 4A_37/2014 du 27.6.2014 c. 2.4.1, notes sous art. 151, 2.).

5 La solution donnée ici est convaincante. Même si la maxime des débats donne aux parties la responsabilité d’apporter les faits et moyens de preuves nécessaires au procès (art. 55 al. 1 CPC), et même si la prise en considération de faits notoires doit être admise avec retenue (cf. le récent arrêt TF 4A_639/2023* du 3.4.2024 c. 2.3 – 2.5, destiné à publication, supra), le juge doit pouvoir prendre en considération des allégués qui ont été formulés devant lui dans des procédures précédentes, ou parallèles, entre les mêmes parties, dès lors qu’il s’agit là de faits dont il a eu connaissance par son activité officielle, càd de faits notoirement connus de lui (cf. notes sous art. 151, 2., en part.  TF 5A_774/2017 du 12.2.2018 c. 4.1.1).

6 La solution donnée amène néanmoins quelques remarques :

6a – Dès lors qu’un fait notoirement connu du tribunal ne doit pas être prouvé (art. 151 CPC), cette notoriété suppose que le fait en cause soit déjà établi (cf. KuKo ZPO-Baumgartner art. 151 N 6 s.). Ainsi, même si l’arrêt ne le précise pas, il apparaît qu’en l’espèce, le fait notoirement connu du tribunal, dont il est tenu compte d’office, est l’existence même d’un allégué. Le fait allégué lui-même (i.c. les manquements de la mandataire à ses obligations, supra N 1) n’est pas pour autant notoire – à moins qu’il ne soit lui aussi notoirement connu du tribunal, càd. qu’il ne soit déjà établi (cf. N 6b). Il en résulte que si ce fait est contesté, il doit encore être prouvé (art. 151 CPC a contrario). 

6b – L’on peut se demander si le fait allégué dans la procédure précédente peut être considéré comme notoirement connu du tribunal lorsque – comme en l’espèce – l’existence de ce fait a déjà été constatée dans un jugement entré en force, cas échéant prononcé par le même tribunal (en l’espèce, dans le jugement principal, entré en force faute d’appel). Tel est le cas si ce fait a été constaté dans le dispositif de la décision, le juge étant alors lié par ce constat (effet obligatoire de l’autorité de chose jugée, cf. notes sous art. 59 al. 2 lit. e, 3., not. ATF 139 III 126 c. 3.1). En revanche, un constat opéré dans la motivation du jugement n’a pas d’effet obligatoire dans un autre procès (cf. notes ibid., not. ATF 148 III 371 c. 5.3). Dès lors, le juge qui introduit d’office l’allégué dans le procès en cours ne peut pas considérer le fait allégué comme notoirement connu du tribunal. Il doit encore en administrer la preuve, si celui-ci est contesté (art. 150 al. 1 CPC), puis statuer sur son existence. Admettre le contraire reviendrait à dispenser indûment ce fait de preuve (art. 151 CPC) et à étendre à tort les effets de l’autorité de chose jugée de la décision précédente. Quoi qu’il en soit, en l’espèce, l’administration de la preuve des allégués de la demande principale était superflue : dans la mesure où le tribunal prenait ces allégués en considération pour en déduire que les faits générateurs de droit allégués dans la demande reconventionnelle étaient contestés et devaient dès lors être prouvés, le fardeau de la preuve de ces faits contestés incombait à la demanderesse reconventionnelle, et non à sa partie adverse. Dès lors que le tribunal estimait que la mandataire n’avait pas apporté cette preuve, il lui suffisait de constater qu’elle en supportait l’échec (art. 8 CC). Dans ces circonstances, peu importait que le défendeur reconventionnel ait ou non apporté la preuve de ses propres allégués.

6c – En principe, le juge n’a pas à entendre les parties sur les faits notoires qu’il prend en considération (cf. notes sous art. 151, 2., en part. ATF 149 I 91 c. 3.4 ; ég. TF 4A_385/2021 du 13.1.2022 c. 6.5, dans lequel le TF a cep. admis un droit d’être entendu dans des circonstances particulières, lorsque le fait de se fonder sur des faits notoires aurait pour effet de prendre la partie adverse au dépourvu). Il en va cependant autrement lorsque le juge introduit au procès des faits notoirement connus du tribunal, qui ne sont pas nécessairement connus de toutes les parties et qu’aucune d’elle n’a présentés au procès en cours. Il est admis que le juge doit alors donner encore l’occasion à la partie adverse de se déterminer à cet égard (cf. PC CPC-Chabloz/Copt art. 151 N 10 et 19; KuKo ZPO-Baumgartner art. 151 N 5 et N 10 ; ég. en ce sens TF 4A_37/2014 du 27.6.2014 c. 2.4.1, note sous art. 151, 1.b.). Dans le cas objet du présent arrêt, où demande principale et reconventionnelle étaient manifestement connexes et proches dans le temps, le tribunal pouvait sans doute considérer que la demanderesse reconventionnelle avait nécessairement eu connaissance des allégués relatifs à ses manquements et qu’elle avait déjà pu se déterminer en tout cas dans sa réponse à la demande principale. Cette réponse était en outre elle aussi notoirement connue du tribunal, de sorte qu’il pouvait cas échéant aussi tenir compte des allégués et offres de preuves du défendeur à cet égard.

6d – La solution donnée ici s’applique à notre avis aussi lorsque la procédure principale a pris fin sans jugement au fond : pour que l’allégué soit pris en considération dans la procédure reconventionnelle, seul importe le fait qu’il a été formulé, et non le fait qu’un jugement ait été rendu ou non. Ainsi, si la procédure principale a été déclarée irrecevable ensuite du non-versement de l’avance de frais (art. 101 al. 3 CPC), le juge de la demande reconventionnelle peut néanmoins prendre en considération, au titre de faits notoirement connus de lui et sans égard à la réglementation des nova (cf. TF 5A_610/2016 du 3.5.2017 c. 3.1, note sous art. 151, 2.), des allégués formulés par le demandeur principal qui n’aurait pas déposé de réponse (suffisante) à la demande reconventionnelle (question laissée ouverte dans l’arrêt TC/FR du 24.1.2024 (101 2023 145) c. 2.2, v. note sous art.  224, C.b.). Bien entendu, là encore, il s’agit de prendre d’office en considération les allégués de la demande principale, pour autant qu’ils présentent un lien avec ceux de la demande reconventionnelle, mais non de considérer que les faits ainsi allégués sont notoires et n’auraient pas besoin d’être prouvés (N 6a-6b).

7 La prise en considération, par le juge, de faits notoirement connus de lui, peut certes être considérée comme un tempérament à la maxime des débats particulièrement favorable à une partie négligente, qui aurait omis d’alléguer ou de contester un fait, et particulièrement défavorable à la partie adverse, qui devra néanmoins apporter la preuve de ce fait et à défaut, en supporter les conséquences. Il faut cependant souligner, d’une part, que le juge pourrait aussi bien faire application de l’art. 153 al. 2 CPC et administrer d’office la preuve des faits non contestés de la demande reconventionnelle lorsque, au vu des allégués de la demande principale, il a des motifs sérieux de douter de la véracité de ces faits (cf. TF 4A_196/2021 du 2.9.2022 c. 3.4.1, note sous art. 143 al. 2 et in newsletter 2023-N2). D’autre part, la notion de fait notoire est interprétée strictement, comme le montre la jurisprudence récente (cf. TF 4A_639/2023* du 3.4.2024 c. 2.3 – 2.5, résumé ci-dessus ; ég. ATF 149 I 91 c. 3.4 ; ATF 143 IV 380 c. 1.2 et 1.3.2, notes sous art. 151, 1.a.b.a.) et il en va de même de la notion de faits notoirement connus du tribunal (cf. notes sous art. 151, 2.) si bien qu’en pratique, celle-ci ne peut jouer qu’un rôle restreint. Enfin, le but de la maxime des débats n’est pas de semer des obstacles sur le parcours des plaideurs, mais de ne pas charger le juge de la recherche tous azimuts de faits que les parties connaissent d’emblée et sont en mesure de lui communiquer. Ce but n’est en rien contrarié si le juge se fonde sur des faits qu’il n’a pas recherchés, mais qu’il connaît déjà. 

Proposition de citation:
F. Bastons Bulletti in newsletter CPC Online 2024-N5, n°…

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