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Appel en cause : la décision d’admission de la requête ne préjuge pas de la recevabilité de la demande

TF 5A_1018/2019* du 16.6.2020 c. 4.3

Art. 82, art. 237, art. 124 et 319 lit. b, art. 60 - APPEL EN CAUSE – PROCÉDURE D’ADMISSION – OBJET, NATURE JURIDIQUE ET PORTÉE D’UNE DÉCISION ADMETTANT L’APPEL EN CAUSE – NÉCESSITÉ DE CONCLUSIONS CHIFFRÉES

(c. 4.3.2) La doctrine majoritaire est d’avis que la décision sur l’admission de l’appel en cause est une ordonnance d’instruction (qualifiée, dès lors la loi la soumet au recours stricto sensu) au sens des art. 124 et 319 lit. b CPC. La procédure d’admission, de par son objet, est limitée à l’examen de la question de la connexité entre la demande principale et celle d’appel en cause. On ne voit pas dans la doctrine en quoi la décision d’admettre l’appel en cause serait néanmoins une décision incidente, qui sur la question de la recevabilité (même pour ce qui a trait à l’éventuelle exigence de conclusions chiffrées) aurait un effet obligatoire pour le procès d’appel en cause proprement dit. La question de savoir si et cas échéant à quelles conditions (selon les règles actuelles ou à venir) l’appelant en cause doit déjà chiffrer ses conclusions dans sa requête d’admission ne change rien à la spécificité de la procédure incidente d’admission. La connexité entre les demandes principale et d’appel en cause, sur laquelle porte par nature la procédure d’admission, ne dépend pas du fait que l’appelant en cause chiffre ses conclusions dès le début. La décision d’admission au sens de l’art. 82 al. 4 CPC ne concerne pas l’objet du litige, mais le déroulement et l’aménagement de la procédure. Les exigences (limitées) quant à la motivation de la requête d’admission (c. 4.3.1 supra), mais aussi le prescrit de l’art. 82 al. 4 CPC, selon lequel la procédure d’admission n’est pas sujette à appel, mais au recours stricto sensu (art. 319 ss CPC), concordent avec ce qui précède. (c. 4.3.3) En l’espèce, la demande dans l’appel en cause a été jugée pour la première fois dans la décision du juge d’appel. La formulation de conclusions chiffrées relève, pour autant qu’elle soit nécessaire (art. 84  al. 2 CPC), des conditions de recevabilité générales, que le tribunal examine d’office (art. 60 CPC; ATF 142 III 102 c. 3). Dans cette situation, même eu égard à la théorie de la confiance, le tribunal cantonal n’était pas tenu, du seul fait que le tribunal avait déclaré l’appel en cause admissible, de fermer les yeux sur l’exigence de conclusions chiffrées et de se contenter pour toujours de conclusions non chiffrées. 

2020-N21 Appel en cause : la décision d’admission de la requête ne préjuge pas de la recevabilité de la demande
Note F. Bastons Bulletti


1 Dans un procès dirigé contre lui en responsabilité, l’ex-curateur d’un pupille appelle en cause l’avocat et notaire qu’il a mandaté dans le cadre de l’opération qui lui est reprochée. Dans la demande d’appel en cause, il ne chiffre pas ses conclusions. Le tribunal déclare cette demande admissible, puis l’échange des écritures est ordonné, suivi de la procédure probatoire. Le tribunal rejette ensuite la demande principale. L’appel du demandeur principal est cependant admis et la cause est renvoyée au tribunal, qui rejette à nouveau cette demande. Une fois de plus, le demandeur principal fait appel et une fois de plus, son appel est admis. Cette fois, le tribunal cantonal statue en réforme et admet la demande principale. Il déclare en outre l’appel en cause irrecevable, faute de conclusions chiffrées. Le défendeur au principal, demandeur à l’appel en cause, recourt en vain au TF.

2 Il soutient, d’une part, que la décision d’admission de l’appel en cause est une décision incidente au sens de l’art. 237 CPC; dès lors que cette décision est demeurée non attaquée, elle lie le tribunal cantonal comme le premier juge, de sorte que sa demande dans la procédure d’appel en cause ne peut plus être déclarée irrecevable. D’autre part, il conteste le prononcé d’irrecevabilité de sa demande au stade de l’appel, invoquant la protection de sa bonne foi.

3 Le premier argument se rapporte à la distinction entre une décision incidente et une ordonnance d’instruction (dite aussi « décision sur incident », sur ce sujet v. notes sous art. 237 al. 1, A. et sous art. 319 lit. b, A.1.). Elle n’est pas toujours aisée : en effet, l’une comme l’autre de ces décisions ne met pas fin au procès (au contraire d’une décision finale ou partielle, cf. art. 236). La décision incidente a toutefois pour caractéristique qu’une décision contraire à son dispositif mettrait fin au procès (art. 237 al. 1 CPC) ; autrement dit, la continuation de la procédure dépend de son dispositif. En revanche, une décision sur incident (ordonnance d’instruction, p.ex. une décision de prolongation de délai, d’avance de frais…) ne peut pas mettre fin au litige, quel que soit son dispositif. En outre, la décision incidente se rapporte à l’objet du litige en tant que tel, en réglant des questions préalables de fond (p.ex. le principe de la dette, la prescription…) ou de procédure (p.ex. la compétence du tribunal, l’existence d’une autorisation de procéder valable…), alors qu’une décision sur incident ne concerne que le cours ou l’aménagement de la procédure (càd. les « mesures ordinairement nécessaires à la préparation et à la conduite rapide du procès civil », cf. ATF 145 III 469 c. 3.2, note sous art. 319 lit. b, A.2. et in newsletter 2019-N26, n° 7 ; ég. TF 5D_160/2014 du 26.1.2015 c. 2.3 – 2.4, note sous art. 319 lit. b, A.1.). Si la distinction peut être délicate, elle est en revanche importante: une décision incidente doit être attaquée immédiatement, par un recours ou un appel selon la valeur litigieuse (art. 237 al. 2 CPC) A défaut d’être attaquée, ou si elle est confirmée, la décision incidente développe un effet obligatoire dans le procès qui se poursuit (effet préjudiciel, cf. notes sous 237 al. 2, D. en part. TF 4A_591/2015  du 6.7.2016 c. 2.2 et 2.4 – 2.5) : elle lie le tribunal et l’autorité de recours, qui ne peuvent ainsi revoir la question tranchée. En revanche, une ordonnance d’instruction n’est tout au plus susceptible que d’un recours stricto sensu, et uniquement aux conditions de l’art. 319 lit. b CPC (càd si la loi le prévoit, ou si la décision risque de causer un préjudice difficilement réparable); à défaut, elle ne peut être attaquée qu’avec la décision finale, dans la mesure encore où elle a produit un effet sur le dispositif de celle-ci. En outre, une ordonnance d’instruction peut en principe être modifiée, de sorte qu’elle ne lie pas le juge dans la suite de la procédure (ATF 128 III 191 c. 4a, note sous art. 237 al. 1, A.). Dès lors, en l’espèce, si la décision devait être qualifiée d’incidente, l’admission de l’appel en cause liait le tribunal dans le procès d’appel en cause proprement dit, de même que le juge d’appel, et l’admission ne pouvait être revue. Si en revanche il ne s’agissait que d’une ordonnance d’instruction, le tribunal et le juge d’appel n’étaient pas liés.

4 Le TF parvient à la conclusion que la décision d’admission de l’appel en cause n’est pas une décision incidente au sens de l’art. 237 CPC, mais une ordonnance d’instruction. En effet, la procédure d’admission selon l’art. 82 CPC se limite à l’examen de la connexité entre la prétention de l’appelant en cause envers l’appelé et celle invoquée par le demandeur principal. Certes, la requête d’admission de l’appel en cause doit réunir les conditions de recevabilité d’une demande, donc notamment contenir des conclusions, au besoin chiffrées (art. 82 al. 1 2e phr. cum art. 84 al. 2 CPC ; ATF 142 III 102 précité, c. 3 et 6), mais la décision sur la connexité ne dépend pas du respect ou non de cette exigence. De plus, vu son objet, la décision d’admission de l’appel en cause ne concerne pas l’objet du litige, mais le déroulement et l’aménagement de la procédure (ce qui est caractéristique d’une ordonnance d’instruction, cf. supra N 3). Il en résulte qu’une décision d’admission (ordonnance d’instruction) non attaquée n’a pas d’effet obligatoire. Dès lors, le tribunal ou – comme en l’espèce – le juge d’appel peut (voire doit, art. 60 CPC) encore examiner la recevabilité de la demande. Or l’existence de conclusions chiffrées est une condition de recevabilité d’une action en paiement (art. 84 al. 2 CPC), de sorte que le tribunal ou le juge d’appel pouvait déclarer la demande d’appel en cause irrecevable, même si la requête a été admise dans le cadre de l’examen opéré selon l’art. 82 CPC. 

5 A priori, l’arrêt peut étonner: en effet, une décision séparée admettant la recevabilité d’une demande constitue non pas une ordonnance d’instruction, mais bien une décision incidente au sens de l’art. 237 CPC (cf. p.ex. TF 4A_184/2012 du 18.9.2012 c. 1.2, note sous 237 al. 1, A. concernant la condition de recevabilité du préalable obligatoire de conciliation), dès lors que si la condition examinée devait être niée, la procédure prendrait fin, par une décision finale d’irrecevabilité (v. infra N 7), ce qui est caractéristique d’une décision incidente (supra N 3). Il faut cependant souligner que dans la procédure d’admission de l’appel en cause, le juge ne contrôle que l’intérêt de l’appelant en cause, càd. la connexité de sa prétention avec la prétention du demandeur principal (cf. déjà TF 4A_467/2013 du 23.1.2014 c. 2.1, note sous art. 82 al. 1-2). Il s’agit de savoir si cette demande peut être traitée dans une procédure unique, globale, impliquant l’instruction et le jugement ensemble, par le même tribunal, de la demande principale et de la demande objet de l’appel en cause. Or, les autres conditions de recevabilité de la demande d’appel en cause ne concernent pas spécifiquement l’admissibilité d’une procédure globale. Même si ces conditions doivent aussi être réunies (ATF 142 III 102 c. 3 et 6), on peut admettre que l’examen du juge ne porte pas sur ces points et que dès lors, il ne statue pas – définitivement – à cet égard. Cependant, dans ces conditions, il nous semble qu’il n’était pas nécessaire de qualifier la décision d’admission : qu’elle soit une décision incidente, ou une ordonnance d’instruction, il suffisait de relever qu’elle n’a pas pour objet l’examen des conditions de recevabilité autres que l’intérêt juridiquement protégé de l’appelant en cause ; dès lors, elle ne saurait lier le tribunal sur des points non tranchés.

6 Même si le TF n’aborde pas cette question, on peut en revanche se demander quelle qualification doit être donnée à la décision d’admission en ce qui concerne la question de la connexité. Au contraire des autres conditions de recevabilité, celle-ci est bien l’objet de l’examen du juge. Elle concerne certes le déroulement de la procédure (principale), soit  l’élargissement de celle-ci à un second procès, et en ce sens, la conduite du procès (principal), qui se poursuivra quelle que soit cette décision. Cependant, elle concerne aussi la recevabilité de la demande d’appel en cause, càd. une question relative à l’existence de la procédure (d’appel en cause) et de nature à y mettre fin. On peut en outre déduire de l’art. 82 al. 4 CPC, qui prévoit un recours immédiat contre la décision sur l’admission, que le législateur a voulu que la question de la connexité soit – définitivement – liquidée au début du procès. Quoi qu’il en soit, il n’y a, à notre avis, pas de différence importante selon la qualification – ordonnance d’instruction, ou décision incidente – donnée à la décision d’admission: dès lors que la loi permet un recours immédiat, cette décision une fois formellement entrée en force ne peut pas être librement revue, sans changement de circonstances, en ce qui concerne la connexité. A défaut, l’on permettrait une pure reconsidération, qui n’est en principe pas admise, même pour les ordonnances d’instruction, lorsque celles-ci sont susceptibles d’un recours séparé (ég. BK ZPO-Frei art. 124 N 16 i.f.; cf. p.ex. pour le retrait de l’assistance judiciaire TF 4D_19/2016 du 11.4.2016 c. 4.4 ; TF 5A_305/2013 du 19.8.2013 c. 3.5, notes sous art. 120). Inversement, si l’on retient la qualification de décision incidente selon l’art. 237 CPC, celle-ci ne fait pas obstacle à une nouvelle décision sur la connexité, si l’objet du litige est modifié en cours de procédure, p.ex. à la suite d’une modification de la demande principale, ou d’une modification des conclusions de l’appel en cause. En ce cas, la question de la connexité des nouvelles conclusions n’ayant pas été tranchée précédemment, le tribunal n’est pas lié et doit (d’office, art. 60 CPC) l’examiner et cas échéant, déclarer l’appel en cause irrecevable.

7 La qualification d’ordonnance d’instruction ne devrait en tout cas pas être retenue lorsque dans la procédure d’examen selon l’art. 82 CPC, l’appel en cause est jugé inadmissible. Dans ce cas, la décision ne concerne qu’indirectement le cours ou l’aménagement de la procédure principale. Il est directement mis fin à l’instance introduite par l’appelant en cause, qui est distincte de l’instance principale (cf. not. ATF 145 III 506 c. 2.3, note sous art. 82 al. 3 et in newsletter 2019-N29). La décision doit alors être qualifiée de finale, plus exactement de partielle (assimilée à une décision finale, cf. notes sous art. 236 al. 1, B.), car elle ne met fin à la procédure en cours qu’en ce qui concerne l’appelé en cause. La jurisprudence l’admet d’ailleurs (cf. notes sous art. 82 al. 4, en part. ATF 134 III 379 c. 1.1 – relatif  à l’art. 91 lit. b LTF – et TF 5A_191/2013 du 1.11.2013 c. 3.1 ; ég. TC/FR du 16.4.2015 [101 2014 226] c. 1b, note ibid.). Cette qualification implique que la décision, une fois entrée en force, a autorité de chose jugée; celle-ci est toutefois limitée à la question de recevabilité tranchée, de sorte qu’elle n’empêche pas une action identique, mais séparée – ou ultérieure au procès principal – contre l’appelé en cause. En outre, la qualification de décision partielle (finale) a pour conséquence que le recours prévu par l’art.  82 al. 4 CPC (ouvert même en cas de refus d’admettre l’appel en cause, cf. TF 5A_191/2013 précité) peut être introduit dans un délai de 30 jours – et non de 10 jours seulement, lorsque la décision attaquée est une ordonnance d’instruction (art. 321 al. 1 et 2 CPC; dans le même sens, TC/FR précité). 

8 Sans contester la nécessité de chiffrer les conclusions de l’appel en cause, (cf. ATF 142 III 102 c. 3, 5 et 6, note sous art. 82 al. 1 et 2), le recourant a aussi tenté, en vain, de soutenir qu’il était trop tard, au stade de l’appel, pour déclarer irrecevable sa demande non chiffrée. Cependant, il n’a pas contesté la bonne foi du défendeur, qui n’a soulevé cette objection qu’en appel – ce qui aurait pu poser question, le TF rappelant à cet égard sa jurisprudence relative au devoir de réaction, qui proscrit une réaction tardive (TF 5A_75/2018 du 18.12.2018 c. 2.3, note sous art. 52, B.a. ; v. ég. TF 5A_347/2018 du 26.10.2018 c. 3.2 et 3.2.4, note sous art. 60, A.a.a., s’agissant de l’invocation de l’invalidité d’une autorisation de procéder au stade des plaidoiries finales). Il ne s’en est pris qu’à la démarche du juge d’appel. A cet égard, le TF souligne à juste titre qu’une condition de recevabilité doit être examinée d’office (art. 60 CPC), d’autant qu’en l’espèce, la cour d’appel est la première instance à avoir statué sur l’appel en cause. En outre, il relève que l’appelant en cause ne peut pas invoquer la protection de sa confiance, dès lors que la décision d’admissibilité de l’appel en cause ne lie pas le tribunal, ni le juge d’appel, quant à la recevabilité de cette demande ; le fait que le premier juge ait ordonné un échange d’écritures et administré des preuves ne suffit pas non plus à créer une situation de confiance en faveur de l’appelant, en ce qui concerne l’exigence de conclusions chiffrées. 

9 En l’espèce, la décision d’irrecevabilité de la demande d’appel en cause, intervenue au stade de l’appel, a pour conséquence que ce procès d’appel en cause, introduit en 2011, a été mené en vain. La décision d’irrecevabilité n’ayant d’autorité de chose jugée que sur la question de recevabilité tranchée, l’appelant en cause – qui a succombé dans la cause principale, cf. c. 2 et 3 de l’arrêt – peut certes encore réintroduire sa demande contre l’appelé en cause, dans une procédure indépendante, en y présentant cette fois des conclusions chiffrées – à moins que sa prétention ne soit soumise à un délai péremptoire, entre-temps écoulé. Il devra cependant supporter les frais de la procédure d’appel en cause. En outre, dans le nouveau procès, la décision prononcée dans le procès principal et les éléments de preuve recueillis dans la précédente procédure ne pourront pas être opposés au défendeur, dans la mesure où il n’a pas été partie à la procédure principale (cf. ATF 142 III 271 c. 1.1, note sous art. 81 al. 1). Il en résulte qu’il faut certes recommander  à l’appelant en cause de chiffrer en principe d’emblée ses conclusions, même s’il ignore encore le montant exact auquel il sera condamné dans le procès principal (sur les cas où ces conclusions peuvent ne pas être chiffrées, cf.  ATF 142 III 102 c. 3.1 – 3.2, note sous art. 82 al. 1 et 2). Cependant, même dans ce cas, il s’expose encore à devoir supporter les frais de la procédure d’appel en cause, si la demande principale est rejetée (ATF 143 III 106 c. 5.3, note sous at. 82 al. 3). Dans ces conditions, il semble plus prudent de se contenter d’une dénonciation d’instance, au sens des art. 78 ss CPC. Les bénéfices d’un procès unique sont certes perdus, du moins si le dénoncé ne réagit pas à la dénonciation (v. art. 79 CPC), mais la décision prononcée dans le procès principal est en principe opposable au dénoncé, quelle qu’ait été sa réaction à la dénonciation (art. 80 cum art. 77 CPC) et des risques importants concernant les frais peuvent être évités.

Proposition de citation:
F. Bastons Bulletti in newsletter CPC Online 2020-21, n°…

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