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Administration d’office d’une expertise et maxime des débats

TF 5A_723/2017 du 17.12.2018 c. 6.5.2 – 6.5.4

Art. 55 al. 1, 183 al. 1, 56 - PROCEDURE SOUMISE A LA MAXIME DES DEBATS – CONDITIONS AUXQUELLES LE JUGE PEUT ORDONNER D’OFFICE UNE EXPERTISE

Comme l’inspection (art. 181 CPC), l’expertise judiciaire peut servir de moyen de preuve, ou seulement de moyen de mieux  éclaircir les faits. Il résulte du Message que l’expertise (resp. l’inspection), dans la mesure où elle a fonction de moyen de preuve, ne peut être mise en oeuvre, dans le champ d’application de la maxime des débats, que sur requête d’une partie. Si en revanche, le moyen de preuve ne doit servir qu’à une meilleure compréhension des faits, il peut aussi être ordonné d’office (Message, 6932). Le Message exprime clairement que dans le champ d’application de la maxime des débats, l’expertise qui n’est pas un instrument d’éclaircissement des faits, mais un moyen de preuve à proprement parler, ne peut qu’exceptionnellement être ordonnée d’office. (c. 6.5.3) Selon la doctrine majoritaire, le tribunal n’est autorisé à recueillir d’office une expertise que lorsqu’il lui manque les connaissances nécessaires pour percevoir et apprécier des faits pertinents. Tel peut p.ex. être le cas lorsque la partie chargée du fardeau de la preuve ne requiert pas une expertise judiciaire, car elle pouvait admettre qu’il s’agissait d’un fait généralement connu, que le tribunal pourrait apprécier sur la base de ses propres connaissances, mais que le tribunal ne se voit pas en mesure de le faire. Pour éviter de favoriser une partie, dans les procédures soumises à la maxime des débats, une retenue est exigée, dès lors qu’il incombe en premier lieu au plaideur chargé de la preuve de présenter des offres de preuves suffisantes. (c. 6.5.4) On ne saurait priver la maxime des débats de toute portée en ordonnant d’office des preuves. Dès lors, le tribunal ne peut administrer de preuve d’office que sur des allégués de faits motivés, présentés régulièrement et à temps; ceux-ci doivent en principe être contestés (cf. art. 153 al. 2 concernant les faits non contestés), le tribunal n’ayant pas d’obligation d’administrer des preuves d’office (cf. art. 183 al. 1: „peut“). L’éventuelle dérogation à la maxime des débats par l’administration d’office d’un moyen de preuve est une sorte d’alternative au devoir d’interpellation du juge selon l’art. 56 CPC: le pouvoir d’ordonner d’office une preuve anticipe le résultat de l’interpellation du juge sur les moyens de preuves, le devoir d’interpellation lui-même ne devant pas non plus revenir à favoriser une partie.

2019-N9 Administration d’office d’une expertise et maxime des débats
Note F. Bastons Bulletti


1 A la suite de la fin prématurée d’un contrat, deux sociétés agissent contre la masse en faillite de leur co-contractante. Pour alléguer leur perte financière, à calculer selon une méthode à laquelle se réfère le contrat en cause, elles produisent une expertise privée. Celle-ci étant contestée de manière détaillée par la défenderesse, les demanderesses offrent la production de documents, ainsi que des témoignages. Le tribunal les écarte : il les estime d’emblée inadéquats pour apporter la preuve de la perte et considère qu’eu égard à la grande complexité technico-financière de la cause, qui nécessite des connaissances spécialisées pour apprécier les faits, seule une expertise judiciaire permettrait d’apporter la preuve qui incombe aux demanderesses. Cette expertise n’ayant pas été requise, la demande est rejetée, faute de preuve des pertes subies. 

2 Le TF confirme cette décision : d’une part, il estime que le tribunal pouvait apprécier de manière anticipée l’adéquation objective des preuves offertes par les demanderesses, et que l’appréciation à laquelle il a procédé n’est pas arbitraire (c. 6.4, non reproduit ici). D’autre part, il rejette le grief des recourantes, selon lequel le tribunal pouvait et aurait dû ordonner d’office l’expertise qu’elle considérait comme le seul moyen de preuve adéquat (c. 6.5). A notre connaissance, c’est la première fois que le TF se prononce sur ce dernier sujet (question laissée ouverte dans les arrêts TF 4A_146/2015 du 19.8.2015 et TF 4A_431/2015 du 19.4.2016 c. 5.1.3, cf. notes sous art.  150 al. 1, B. et sous 183 al. 1, A.).

3 S’agissant de l’appréciation anticipée des preuves (c. 6.4), la jurisprudence a déjà admis que le juge peut y procéder non seulement lorsqu’il estime qu’au vu des moyens de preuves administrés, sa conviction est forgée, de telle sorte que d’autre preuves n’y changeraient rien (appréciation anticipée subjective, cf. notes sous art. 152, C.2.), mais aussi lorsqu’il considère, même sans avoir encore forgé sa conviction, que les moyens de preuves proposés sont d’emblée inadéquats pour prouver les faits allégués (appréciation anticipée objective, cf. notes sous art. 152, C.1. en part. TF 4A_427/2017 du 22.1.2018 c. 5.1.1). Toutefois, s’il n’a pas déjà acquis de conviction, le juge ne peut en principe écarter un moyen de preuve que si son caractère objectivement inadéquat est manifeste (TF précité, ibidem). Le présent arrêt n’indique pas quels témoignages et documents étaient offerts en l’espèce, ni clairement les motifs pour lesquels ces moyens de preuves ont été estimés d’emblée inadéquats. Il semble que d’une part, les témoignages ont été écartés car les témoins n’avaient pas perçu eux-mêmes les faits sur lesquels ils devaient s’exprimer, et que les documents produits ont été estimés inadéquats parce qu’ils nécessitaient une appréciation technique, relevant d’un expert. Il semble ainsi qu’en ce qui concerne les documents produits, les preuves offertes ont été jugées objectivement inadéquates, non pas parce qu’elles ne pouvaient pas, en soi, apporter de preuve, mais parce qu’elles ne le pouvaient pas à elles seules, faute de connaissances spécialisées du tribunal. Quoi qu’il en soit, ce considérant doit être mis en relation avec le suivant, concernant le refus d’administrer d’office une expertise. 

4 La question de l’administration d’office d’une expertise n’est pas clairement réglée par la loi, dont le texte (art. 183 al. 1 CPC) se limite à énoncer que le juge peut, « à la demande d’une partie ou d’office, demander une expertise ». Examinant le Message relatif à l’art. 183 CPC (Message, 6932) et à la disposition analogue concernant l’inspection (art. 181 CPC, Message, ibidem), le TF en conclut que dans un procès soumis à la maxime des débats, une expertise ne peut en principe être ordonnée d’office que si elle doit servir – uniquement – à une meilleure compréhension des faits par le tribunal, mais non si elle a fonction de moyen de preuve : dans ce cas, elle doit avoir été requise par l’une des parties au moins. Il faut selon nous en déduire, concrètement, que lorsque les parties n’ont pas requis d’expertise, le juge peut faire appel à un expert pour lui permettre de comprendre leurs allégués ou le résultat de l’administration des preuves qu’elles ont offertes, lorsque faute de connaissances spécialisées, il n’est pas en mesure de les appréhender, mais pas pour en établir la preuve. Ainsi, dans une procédure en divorce, l’Appellationsgericht de Bâle Ville a estimé que pour trancher la liquidation du régime matrimonial, le tribunal pouvait confier d’office à un expert l’appréciation d’expertises privées produites par les parties sur la valeur d’un bien – càd. des explications sur leurs allégués –, mais non, faute d’offres de preuves, l’évaluation même du bien en cause (AppGer/BS du 21.11.2018, ZB.2018.24, c. 3.7, 4.3.2, 4.4.2 et 4.6). Il n’est pas certain en revanche que le TF aurait approuvé la décision de l’Obergericht d’Uri, qui dans le même contexte, a jugé qu’une expertise pouvait être ordonnée d’office pour obtenir l’évaluation d’une entreprise (OGer/UR du 2.2.2017, OG Z 16 15; il est vrai que le recourant n’invoquait pas la violation de la maxime des débats; l’arrêt indique que l’expertise devait servir à une meilleure compréhension des faits, ce qui semble toutefois douteux au vu des principes exposés par le TF).

5 Le TF n’exclut cependant pas entièrement que l’expertise puisse être administrée d’office même lorsqu’elle doit avoir fonction de preuve: tel est évidemment le cas, comme cela résulte déjà de l’art. 153 CPC, dans le champ d’application de la maxime inquisitoire (art. 153 al. 1 CPC) voire dans le champ d’application de la maxime des débats, lorsque le juge estime nécessaire d’administrer la preuve d’un fait non contesté dont la véracité semble douteuse (art. 153 al. 2 CPC). Hormis ces cas, dans une procédure soumise à la maxime des débats, l’expertise à titre de moyen de preuve ne peut être ordonnée d’office qu’exceptionnellement, p.ex. lorsqu’une partie peut croire qu’un fait est généralement connu, alors que le tribunal l’ignore – càd, en définitive, si elle peut croire qu’elle invoque un fait notoire ou une règle d’expérience généralement reconnue, qu’il n’est pas nécessaire de prouver, au sens de l’art. 151 CPC. Encore faut-il faire preuve de retenue, afin de ne pas favoriser indûment une partie qui a simplement négligé de requérir l’expertise : à cet égard, les règles applicables à l’exercice du devoir d’interpellation du juge (art. 56 CPC) sont applicables. 

6 En l’espèce, il a été jugé que les preuves offertes – singulièrement les documents produits – étaient objectivement inaptes à établir les faits, au motif qu’il faudrait les expliquer par une expertise (supra N 3). Dans cette situation, on aurait pu – ce que le TF concède d’ailleurs en partie, cf. c. 6.5.5 – estimer que l’expertise servirait bel et bien à une meilleure compréhension des faits, de sorte qu’elle pouvait être ordonnée d’office, en sus de l’administration des preuves déjà requises. Le TF a cependant raisonné comme si aucun moyen de preuve n’avait été offert : relevant qu’outre les preuves offertes, jugées inadéquates, seule avait été produite une expertise privée – qui n’est pas un moyen de preuve, mais un allégué d’une partie – il a retenu que l’expertise étant le seul moyen adéquat pour prouver les faits contestés, elle aurait dû être requise. L’ordonner d’office aurait constitué une faveur indue accordée à la partie qui supportait le fardeau de la preuve, d’autant plus qu’en l’espèce, les demanderesses avaient expressément renoncé à une expertise judiciaire (pour un cas similaire cf. ég. TC/VD du 14.9.2018, HC/2018/566, c. 4.4. et c. 5). 

7 Dans son principe, la solution donnée dans l’arrêt ne nous convainc pas entièrement. D’une part, la distinction entre l’expertise destinée à éclaircir l’état de fait et celle qui doit servir de moyen de preuve n’est pas aisée: notamment, il semble pratiquement inévitable que l’expert qui explique des faits allégués donne aussi une appréciation à leur sujet; or il serait choquant qu’un tribunal ignore les déclarations d’un expert qui confirmerait entièrement les allégués contestés de la partie chargée du fardeau de la preuve, au motif que ces explications ne peuvent précisément pas servir de preuve, et considère cas échéant que la preuve a échoué (ainsi dans l’arrêt bâlois précité [N 4], le tribunal a tenu des allégués pour établis au motif que l’expert judiciaire les avait confirmés, alors même que celui-ci n’était mandaté que pour expliquer les faits : cf. c. 5.1 et 5.2 de l’arrêt). Si l’expertise ordonnée d’office peut servir de moyen de preuve, on peut certes admettre que le juge applique la même retenue que dans l’exercice de son devoir d’interpellation (cf. notes sous art. 56, B.), afin de ne pas contourner la maxime des débats ou son devoir d’impartialité: ainsi il n‘a pas à secourir la partie qui n’a pas formulé d’allégués suffisants (cf. TF  4A_33/2015 du 9.6.2015 c. 6.2.2, note sous art. 221 al. 1 lit. d, 5.), ou n’a régulièrement offert aucune preuve à l’appui de ses allégués (p.ex. qui s’est contentée de produire une expertise privée), voire qui n’a offert que des preuves clairement inadéquates (p.ex. des pièces qui ne concernent en rien les faits à prouver) ; il doit aussi être plus strict envers la partie assistée d’un avocat. En revanche, il nous semble que si le plaideur a correctement allégué les faits et offert des preuves qui ne sont pas manifestement inadéquates, le juge devrait pouvoir les compléter ou les remplacer par l’administration d’une expertise à titre de preuve, s’il l’estime nécessaire pour apprécier l’état de fait. Combiner des exigences élevées concernant l’adéquation objective des preuves offertes, d’une part, et une pratique restrictive quant à l’administration d’office une expertise judiciaire, d’autre part, conduit à faire prévaloir la vérité formelle sur la vérité matérielle: ainsi en l’espèce, où les demanderesses alléguaient en détails avoir subi une lourde perte, elles ont été entièrement déboutées, sans même une administration de preuves sur le fond.

8 Au vu de cet arrêt, on ne peut que recommander aux parties de ne pas surestimer les connaissances techniques du tribunal et soit de lui fournir d’emblée des preuves qu’il sera avec certitude en mesure d’apprécier, soit de requérir dans le doute, à tout le moins « au besoin », une expertise judiciaire – sans y renoncer en cours d’instance, comme tel est souvent le cas.

Proposition de citation:
F. Bastons Bulletti in newsletter CPC Online 2019-N9, n…
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